- Deh, tu dors?
- Mmh?
- Maman est parti Deh… j’pense pas qu’elle va revenir.

C’était pas le moment de me dire ça, mais t’en avais pas conscience toi du haut de tes 8 ans, Tom. Pour toi, il n’y avait ni bon ni mauvais moment pour annoncer à ta p’tite sœur que le seul de vos deux parents qui avait une mince possibilité de faire son boulot d’adulte correctement venait de vous abandonner. Mais je ne t’en ai jamais voulu pour ça, moi. Parce que du moment que t’étais avec moi, je n’avais besoin de personne d’autre que toi, Thomas.


- Qu’est-ce que t’as fait encore hein?!
- Rien! Agh… J’ai rien fait!
- Arrête papa! ARRÊTE!

Tu préférais les garçons, qu’est-ce que ça pouvait bien faire? Pour moi, il n’y avait pas de différence. Que tu préfères un sexe à l’autre, c’était ton choix, ça ne regardait personne d’autre que toi. Mais les rumeurs étaient de plus en plus nombreuses dans notre petite ville de merde et, quand le p’tit Teddy en bas de la rue s’est amusé à dire que tu l’avais forcé à faire je-ne-sais-quoi, c’est devenu insupportable pour tout le monde. Les gens savaient bien que c’était faux, que Teddy racontait toujours des bêtises si son frère le lui demandait. Pourtant, ça ne les a pas empêché de tous te regarder de travers et de te pointer du doigt. Quant à papa? Ça ne lui a donné qu’une raison de plus parmi toutes les autres pour te battre. Il ne m’a jamais touché à moi, mais toi, il t’utilisait comme son défouloir.

- Non.. Non, non, non, non, non…. THOMAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAS

La maison était vide, il n’y avait que toi et moi. Papa devait être au bar, ou chez une nana. J’arrivais tout juste de chez une amie quand je suis allé te rejoindre dans ta chambre. Mais t’étais plus là toi non plus Thomas. Ton corps était là, mais pas toi. La corde autour de ton cou était bien accroché à cette pôle dans ton garde-robe, mais toi, t’étais plus du tout accroché à la vie. Elle t’avait quitté comme maman nous avait quitté 8 ans plus tôt. Je n’sais plus qui m’a trouvé dans ta chambre avec ton corps entre les bras. Je n’me souviens pas non plus du moment où les ambulanciers m’ont forcés à te lâché pour t’amener avec eux. Je me souviens cependant de tes funérailles où pratiquement personne n’était présent et où j’ai chassé Teddy à grandes engueulades et à coup de poing sur la gueule. Il en avait du culot de se présenter là. Je n’avais que 14 ans ce jour-là Tom et ce n’était que le début des misères que j’allais devoir vivre sans toi.


- T’es seule gamine? T’as besoin d’un coup de main?
- Je… j’ai besoin de partir d’ici, vous pouvez m’amener loin d’ici?
- Ouais, bien sûr! Embarque ma jolie.

Un an, c’est le temps que j’ai attendu avant de ne plus pouvoir supporter sa présence, mais surtout, ton absence. Affronter papa, notre ville, notre école, nos amis… C’était trop dur sans toi Thomas et je n’en pouvais plus. Alors j’ai piqué le portefeuille de papa et j’ai fait mon sac. J’ai foutu le camp et c’est seulement une fois à la gare que j’ai compris qu’il n’avait même pas assez d’argent pour que j’achète un billet de bus. Alors j’ai fait du stop jusqu’à ce qu’un bon samaritain m’embarque. Enfin… J’étais naïve, il me semblait sympa. Tout ce que je voulais moi, c’était de quitter cet endroit affreux et ces souvenirs douloureux.

- Où est-ce qu’on est? Qu’est-ce que vous m’avez fait?
- Détend toi, tout ira bien tu verras. La p’tite fortune que j’aurai pour toi…

Je ne comprenais pas, j’étais encore dans les brumes lorsque j’ai ouvert les yeux et réalisé qu’il avait dû me droguer. Où est-ce que j’étais? Qu’est-ce qui m’arrivait? Quelle fortune? De quoi est-ce qu’il parlait? Thomas, j’avais peur, si peur sans toi. Il m’a amené dans un immeuble sombre, délabré. Je ne savais même plus dans quelle ville ou même état nous étions. Je ne pouvais qu’espérer être encore aux États-Unis, mais rien ne me le garantissait non plus. Cet endroit, sale, sombre et humide… Il y en avait d’autre, des filles comme moi. Toutes entre douze et dix-huit ans. Alors c’est ça, le trafic humain? C’est ici Thomas, que j’ai compris que c’était toi le plus brillant de nous deux. J’aurais dû faire comme toi, mais je n’en avais ni la force ni le courage…

Alors je suis resté et j’ai enduré. J’ai eu de la chance, à ce qui parait. Jamais ils ne nous ont forcés à coucher avec qui que ce soit. Ces gens qui nous possédaient nous louaient simplement pour notre présence, notre beauté. Quelques heures avec un individu, le gros prix demandé et de retour à notre matelas à même le sol et à notre unique toilette commune. Combien de fois ais-je rêvé de partir de là Tom? Plus souvent sûrement que je n’ai jamais pu rêver de quitter St. Joe…



- Elle est majeure maintenant, elle ne vous sert plus à rien et vous le savez.
- 10 000$ et elle est à vous.
- Marché conclus.

Et aussi simplement que ça, j’avais un nouveau propriétaire. Suis-je devenu une chienne Thomas? Parce que j’avais la terrible impression d’être traité comme un animal. Désormais trop vieille pour cette bonne vieille entreprise où j’avais passé les trois dernières années, j’avais la chance d’avoir été racheté par nul autre qu’un pimp. Je n’ai aucun autre mot pour le désigner puisque c’est exactement ce qu’il était –mon pimp. J’avais de meilleure condition de vie, plus de liberté aussi, mais ce que je devais faire était certainement pire. Personne ne devrait perdre sa virginité à 18 ans avec un inconnu qui vient tout juste de payer pour le faire. Étais-tu toujours puceau quand tu es mort Thomas? Je n’ai jamais eu la chance de te poser la question.

Au fait, je ne te l’ai pas encore dit Tom, on est à New-York. Dans le Bronx plus précisément. Qui aurait cru qu’on jour j’aurais la chance de vivre à New-York hein? Enfin, la chance… c’est ironique quand on y pense. Est-ce vraiment de la chance que de me retrouver aux coins des rues tous les soirs à attendre qu’un homme me remarque et requiert mes services? Est-ce de la chance de devoir me droguer au point d’oublier, au point de me sentir engourdi de la tête aux pieds? Est-ce de la chance d’avoir peur tous les jours pour ma vie? Entre les clients louches et dangereux, entre les coups de feu et les overdoses, entre les autres filles qui sont jalouses et mon pimp pour qui j’ai un peu trop d’amour… Je ne crois pas que ce soit de la chance. Mais je suis toujours en vie Thomas, et c’est ça qui compte, non?


- NYPD, tout le monde au sol! Et que personne ne bouge!

Mon cœur battait la chamade, mes oreilles raisonnaient avec les cris des autres femmes qui m’entouraient. Qu’est-ce qui allait nous arriver? Allongé au sol avec les bras sur ma tête, je pleurais silencieusement, à la fois de tristesse et de soulagement. C’est enfin terminé Thomas… Jamais auparavant je n’avais eu la moindre chance de m’en sortir. J’étais résigné, j’allais passer le reste de ma vie ici. J’allais probablement mourir d’une overdose ou bien j’allais être retrouvé tabassé au fond d’une ruelle. Qui est-ce qui s’en soucierait? J’étais persuadé que papa n’avait même jamais rempli d’alerte Amber alors personne ne serait là pour me pleurer, ni pour réclamer mon corps.

- Suite aux chefs d’accusation pour prostitution, sollicitation et possession de drogue, le juré déclare Dehlila Davina Morales coupable. La sentence sera d’un an d’emprisonnement au centre correctionnel de Taconic. La cours suggère également une thérapie intensive suite aux circonstances atténuantes qui ont entraînées mademoiselle Morales sur cette pente dangereuse.

Je n’ai jamais autant détesté et adoré un endroit à la fois. Qui aurait cru que ce serait une fois en prison que je me sentirais enfin en sécurité Tom? Ici, j’avais enfin la chance de dormir sur mes deux oreilles et je ne craignais pas à tout moment de me prendre un couteau dans le dos. Ironique vu l’endroit, non? Tu sais qu’en plus Taconic offre un service éducatif? En un an, j’ai pu terminer mes années de lycée perdues… J’ai jamais autant voulu apprendre Thomas. Quand ils m’ont annoncé que j’allais bientôt devoir partir, j’ai ressentis comme une boule à l’intérieur de moi. Ici, j’avais réussi à me faire des amies, à actuellement oublier pendant quelques temps que le monde extérieur était là et qu’il n’attendait que mon retour. À nouveau j’avais peur Thomas. Peur parce que tu n’étais pas là pour affronter le monde avec moi.


- Dehlila, tu m’écoutes?
- Mh? Oh.. oui, désolé.
- Comment tu te sens aujourd’hui?
- Ça va…
- J’ai besoin d’un peu plus que ça Dehlila, allez, parle-moi.

Parler est bien plus difficile que je ne l’aurais cru. Quand ça fait plus de 10 ans que tu ne te confie plus à personne, que tu t’enfermes dans le silence, soudainement, tu réalises que c’est devenu plus facile de ne rien dire que de t’ouvrir. Je t’ai souvent parlé à toi, Tom. Mais tu ne m’as jamais rien dit en retour parce que c’est dans mon cœur que tu étais et non physiquement avec moi. Es-tu devenu un ange Thomas? Parce que tu as toujours été le miens.

Je vis à Brooklyn maintenant, Williamsburg plus précisément. C’est pas exactement le paradis, mais même ici c’est mieux qu’à St. Joe. Tu peux croire ça toi? Je vis seule, je prends des cours d’auto-défense aussi en plus de ma thérapie. C’était une idée de la thérapeute, pas une mauvaise idée au fond. Lentement, mais sûrement, je réapprends à vivre en société. Je suis encore nerveuse lorsque j’entends un bruit qui ressemble à une arme à feu. Il m’arrive parfois aussi d’avoir une féroce envie de m’enfiler quelques lignes… C’est normal à ce qui parait. Ce genre de choses ne partiront pas du jour au lendemain.


- Et voici vos clés mademoiselle Morales.
- Merci, c’est très gentil.

Je m’arrêtai un moment pour regarder l’appartement devant moi. Mon nouveau chez moi. Tu sais où je me tiens présentement Thomas? À Boston. Oui, le même Boston qui possède l’université dont tu as toujours rêvé. Je n’aurai jamais la chance d’y étudier, c’est certain. Mais je suis allé m’y asseoir l’autre jour pendant une bonne heure rien que pour contempler l’endroit, m’imaginer de quoi tu aurais eu l’air avec ces t-shirt bourgognes et ce sourire fier que tu portais quand tu réussissais quelque chose d’important. Tu aurais tout déchiré ici Tom.. j’en suis certaine. Allez, je dois y aller, j’ai des cartons à défaire.